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Imaginons un.e coursier.e sur la route. À midi, deux tournées auront probablement été effectuées, 160 kg de marchandises transportés et 50 km parcourus à travers tout Paris. Naviguant entre automobilistes et gros camions, il ou elle aura passé quatre heures dans la circulation parisienne, que l’on pourrait au minimum qualifier d’énergique et dense, et au maximum d’éreintante. La dimension physique et psychologique sont toutes deux aussi importantes. Savez-vous donc à quoi notre coursier.e pourrait penser de manière réconfortante à ce moment, lorsque la demi-journée touche à sa fin? À son déjeuner, pardi !
Nourrir les coursier.es, une pratique bien historique, et politique !
Nous avons conscience que proposer un système de “cantine internalisé” chez Cargonautes n’est pas neutre. En effet, proposer des solutions de restauration aux salarié.es ouvrier.es n’est pas nouveau et s’inscrit dans différents mouvements sociaux et politiques. Si les premières cantines dans le monde industriel ont été développées dans la seconde moitié du XIXème siècle en grande partie dans une logique de paternalisme patronal et d’hygiéniste industriel pour enrayer les mouvements sociaux émergents, ce sont ensuite les syndicats qui se sont emparés du sujet après la Seconde Guerre mondiale. Sous leur impulsion, l’État français rend obligatoire par le décret du 5 octobre 1960 pour les entreprises de plus de 25 salariés de mettre à leur disposition un local de restauration.
Chez Cargonautes, le déjeuner occupe une place importante, et ce n’est pas par hasard: la cyclo-logistique ça creuse, et c’est un métier éminemment ouvrier ! Au-delà de ce temps de pause nécessaire pour recharger les batteries des vélos, c’est celui pour “recharger” les coursier.es que nous cherchons à valoriser. Il y a la faim, certes, mais le déjeuner est aussi un moment de repos et littéralement de réconfort. En valorisant ce qu’il y a dans l’assiette, nous créons de bonnes conditions pour que chacun.e puisse se poser, prendre le temps de souffler, se détendre après son activité physique, mais aussi échanger avec ses collègues sur sa matinée ou laisser place aux derniers sujets concernant la coopérative. Anne Lhuissier1 nous décrypte cela dans le résumé qu’elle fait de la revue Le Mouvement social, « L’alimentation au travail depuis le milieu du XIXe siècle »: “l’alimentation au travail a été peu étudiée par l’historiographie, mais aussi par la sociologie et la psychologie du travail qui ont longtemps considéré les temps de repas comme hors champ de l’analyse des relations de travail (Hatzfeld, 2002), les auteurs du numéro démontrent au contraire les enjeux multiples qui se nouent autour des temps de pause alimentaire aussi bien du côté de l’encadrement que des salariés.” Tendez alors l’oreille, et vous entendrez les étonnantes histoires qui ont pris place sur la voie publique lors de la dernière livraison en vélo cargo et ou encore les conseils pour l’équipement le plus résistant à la pluie ! Aussi, Anne Lhuissier décrit bien comment parfois, la “cantine” est contournée par certains groupes qui préfèrent créer leurs propres espaces en dehors de ceux proposés par l’employeur sur le lieu de travail pour la restauration. Chez nous, il n’y a pas véritablement de fronde de la cantine, cela se manifeste surtout parfois par quelques virées pour rapatrier des burgers frites ou des ramens bien réconfortants :)
La mise en place d’une cantine interne chez Cargonautes a des implications opérationnelles et financières, comme dans toute entreprise ! Notons que l’organisation de notre exploitation, permet à nos coursier.es de repasser au local après leurs tournées de la matinée. Cela leur évite de devoir déjeuner dehors ou dans la rue par exemple. D’un point de vue des ressources humaines, nous allouons maintenant une quarantaine d’heures à la cuisine et à son rangement. 600 repas sont préparés et consommés par mois. Le prix d’un repas en comptant les heures de l’équipe cuisine revient à 6 euros en moyenne. Et on peut se vanter d’un gâchis quasi inexistant - miam miam.
Et, sinon, ça donne quoi dans les assiettes ?
Souvent, la qualité de l’alimentation des cantines est évoquée comme un repoussoir. Nous souhaitons inverser cette tendance en proposant des plats cuisinés sur place, avec des produits de qualité et des recettes variées ! Sepand (si vous voulez lire son témoignage, c’est à la fin de l’article) est actuellement aux commandes de la cantine, accompagné de David. Leur recette pour s’assurer que chacun.e sorte du local heureux est un ensemble de plats et d’accompagnements riches en fibres, protéines, oligo-éléments. Les plats contiennent de l’eau pour se réhydrater par l’alimentation, mais aussi du tofu, du houmous, des haricots rouges, de la protéine de soja pour maintenir de bons apports. Nous n’oublierons pas le pain complet directement arrivé de la boulangerie Tembely dans la Goutte d’Or. La majorité des plats proposés sont végétariens, voire végans. Nous respectons ainsi les régimes alimentaires de toustes. Une option riche en glucides est toujours proposée, telle qu’une grande marmite de pâtes, bien que peu recommandée par Sepand. À la fin de la matinée, des plats en sauce, des légumes, de la soupe, sont posés sur la table. Rien ne manque à l’appel. Chaque membre de l’équipe vient se servir et se régaler. Personne, au sein de l’équipe, ne vous contredira : “savoureux, excellent” dit Martin, “incroyable, on ne peut pas rêver mieux, adieu les fringales” enchérit Orian. Si vous avez écouté le podcast de La Série Documentaire sur les microbiotes (on vous le recommande ! Et promis on n’a pas d’actions chez Radio France), vous saurez qu’une alimentation riche en fibre et en nourriture fermentée permet d’entretenir votre microbiote et agir par la même sur votre moral ! La clé pour être heureux.se à vélo ?
La cantine version Cargonautes n’existerait pas sans l’écosystème alimentaire local et durable !
Le déjeuner et l’alimentation ont toujours été une priorité pour Cargonautes. Au tout début, il y avait du riz et des cornichons cuisinés par la copine d’un coursier. Ensuite, nous avons fait appel à des acteurs de la restauration très engagés dans la transition: Les Marmites Volantes nous ont nourris, puis Mamayoka. Finalement, avec le confinement, nous avons décidé de mettre la main à la pâte en internalisant cette fonction ! Il y a eu Théo, Jérémy, Coline, Jules, Cam, et tant d’autres. Chacun.e a apporté sa contribution à la cuisine. Dans le choix de nos fournisseurs, nous essayons au maximum de travailler avec des acteurs que l’on connaît, pour nourrir un écosystème vertueux. Le Zingam nous a longtemps approvisionné.es en légumes frais, et Kawa en café. On cherche un équilibre entre notre budget, les délais de livraison, la proximité des commerçants dans le quartier et leur engagement dans la transition.
Si un mantra devait définir ce qui se passe dans la cuisine de Cargonautes, ce serait probablement : “Bien dans son assiette, bien sur sa bicyclette”.
Le témoignage de Sepand notre cuistot !
Je m’appelle Sepand, j’ai vingt six ans cette année et je suis parisien d’une mère iranienne et d’un père vietnamien. Chez Cargonautes, j’occupe le poste de coursier à vélo et de responsable de la cuisine. Maintenant ça va faire six ans que je suis coursier à vélo. J’ai commencé chez Cargonautes en janvier 2023. J’ai toujours fait très attention à comment je me nourrissais en tant que coursier. Quand t’as des parents issus de l’immigration, en général, leur manière de communiquer avec toi leur passé et leur culture, c’est à travers la nourriture. Que tu le veuilles ou non, ça va prendre une place énorme dans ta vie, même si ça ne devient pas ton métier. Les repas, c’est ce qui va rythmer ta journée. Quand tu fais coursier à vélo, t’es toujours dans des communautés assez tight. On prend soin les uns des autres et la nourriture c’est au centre de ça. De par mon éducation et comment j’ai vécu c’est aussi au cœur de mon identité, même si j’avais pas choisi d’en faire mon métier. Au final, je tombe dedans: dans la nourriture. Et au milieu d’un groupe, je vais vouloir prendre ce rôle-là, parce que ça va être ma manière aussi de partager. Partager du bonheur avec les gens que je côtoie.
Ça change quoi, c’est sûr que si c’est une journée vraiment sale, mouillée, froide, les gens vont être fatigués. Je vais faire un peu plus d’efforts pour avoir un plat qu’on va dire réconfortant: un curry thaï indien et du lait de coco, un truc un peu gras qui fait plaisir. Pourquoi on mange végé chez Cargonautes? Parce que c’est plus facile déjà de s’organiser au niveau de l’hygiène, au niveau du temps que ça prend. Et, c’est moins cher. En plus, ça donne l’opportunité aux gens qui travaillent ici de manger un peu plus varié que ce qu’ils mangerait chez eux. Mais je ne peux pas parler pour les plateformes mais quand t’es coursier indépendant et que c’est un jour comme ça qu’il flotte et il fait pas très beau, tu prends ce qu’il y a. Tu rentres dans le premier supermarché que tu trouves, tu t’achètes un paquet de gâteaux, un sandwich, tu manges vite et tu vas trouver un endroit au sec, comme tu peux. Tu ne fais pas un repas parce que c’est le moment du repas et que tu vas partager un repas, tu fais un repas parce qu’il faut le faire.
Si cet article vous a donné faim et a nourri votre esprit nous sommes ravies :) Et si vous voulez nous partager un commentaire ou une recette,Contactez-nous !
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Anne Lhuissier, compte rendu de : Le Mouvement social, « L’alimentation au travail depuis le milieu du XIXe siècle », Stéphane Gacon (dir), avril-juin 2014, n°247, 189p. ↩